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L'Inadmissible
22 juin 2009

LE PROMENEUR

       J’aime vous présenter, chers amis, des personnages hauts en couleurs que je rencontre lors de mes voyages. J’en ai connu un haut en lectures. Je lisais alors, sur la place Kléber à Strasbourg, une splendide nouvelle de Théophile Gautier, « La morte amoureuse », où un curé tombe amoureux d’une courtisane fantôme, un vrai petit chef d’œuvre de 40 pages, qui ne m’a coûté que 2 euros, n’est-ce pas formidable ?                

Vous le savez, je suis dérangée. D’abord, je ne range jamais rien. Ensuite, je ne suis pas prête de me ranger. Enfin, j’adore être dérangée par des étrangers.   

Sauf pendant une lecture. Surtout quand il s’agit d’une nouvelle, qui se doit d’être lue en une fois. Surtout quand le style transporte, quand le vent léger invite au silence, et que la moindre interruption brise le rêve comme une corne de brume.   

La corne de brume était un trentenaire souriant qui cachait ses yeux sous des lunettes noires, qui ressemblait un peu à ça :

    

A peine le nom de Théophile Gautier qu’il citait déjà Baudelaire (vous lisez Baudelaire ?) qui lui rappelait une image dans un film de Takeshi Kitano que je ne connaissais pas, et allez savoir pourquoi il parlait de Bourdieu aussi, et de Proust, car Monsieur s’est enfermé chez lui plusieurs mois pour se taper La Recherche.   

Dieu sait que j’aime parler bouquins. Dieu sait que je déteste parler de ceux que je n’ai pas lus. Et lui citait, des titres, des auteurs, deux ou trois films, quand au bout d’un quart d’heure je lui fis remarquer qu’il conversait seul.   

Sous couvert de partage, il étalait ce qu’il aimait sans vérifier si je suivais son raisonnement. Je lui demandais, diplomate, s’il pouvait me citer un autre film de Takeshi Kitano, pour que je me sache de qui il s’agit, mais emporté par le flot de son propre discours il parlait déjà d’un essai socio-politique sorti récemment.   

Le fat m’avait interrompue pendant ma lecture, il avait brisé la magie d’un écrivain pour m’en épuiser de mille autres que je souhaitais bannir d’en avoir entendu parler par lui. J’eus une réflexion polie sur la météo qui donnait envie de lire au bord de la Petite France. J’esquissai même le mouvement du lever pour partir. Mais je restai en place, et me lançai un défi : j’allais établir une conversation avec ce monologue ambulant.   

Je me rends compte cette année que c’est avec les adultes qu’il faut se montrer le plus pédagogue.   

-    Depuis une demi-heure, Monsieur, nous ne conversons pas.

Je me mis à l’imiter dans une moquerie sucrée :

… « Conversation » vient de CUM en latin, qui signifie « avec. » le fait est, Monsieur, que vous ne parlez pas avec moi. Vous parlez devant moi.

-    Je ne parle pas devant vous.

-     Si. Je vous demande depuis un temps de me citer un autre film de Takeshi Kitano, pour que je me souvienne de qui il s’agit. Vous refusez de répondre.

-     Je veux partager un film que j’ai vu. J’aime tirer les gens vers le haut.

Sourire intérieur. C’est justement ce que je déclare souvent au sujet de mes oursons.

-      Oui, mais pour tirer quelqu’un vers le haut, encore faut-il venir le chercher.   J’accompagnai ma remarque d’un geste, et de fil en aiguille, nous parlâmes d’école, d’enseignement, de la culture en France, bref nous échangeâmes, même si l’échange n’a démarré qu’au bout de trois quarts d’heure.   

Je revenais malgré moi à des choses terre à terre, et il me le fit remarquer.

-    Pourquoi toujours demander aux gens ce qu’ils font dans la vie ?

-    J’ai parié avec moi-même que nous réussirions à avoir une conversation proche de celle des gens normaux.

-    Eh bien, je suis promeneur.

-     Promeneur ?

-      Oui. Je me promène. De livres en livres, de ville en ville.

-       Et ça rapporte bien, promeneur ?

-       Ah, vous voyez ! voilà à quoi les gens s’intéressent, de nos jours ! combien vous gagnez ? quel âge vous avez ?

Un peu honteuse, je me souvenais des mots de Saint-Ex au début du Petit Prince, et me rendit compte que le Promeneur avait raison.

Un promeneur, donc, et je me définis à mon tour: une abeille. Après tout, ma mère a toujours voulu m'appeler Déborah, et c'est le sens de ce prénom en hébreu, « abeille. » L'Abeille, puisque, comme le Promeneur cité ci-dessus, je butine, moi aussi, d'ouvrage en ouvrage. Le dialogue qui ressemblait jusque-là à du Beckett, s'envola soudain dans un absurde différent, celui de Lewis Carroll, où les lièvres prennent le thé.

A chaque phrase que je prononçais ou presque, le promeneur me questionnais. Je lui parlais d'une femme sublime et c'était...

- Qu'entendez-vous par sublime ?

- Je veux dire qu'elle semble éclairer d'elle-même et donner le jour plutôt que le recevoir.

Je vous arrête tout de suite. Cette phrase n'est pas de moi, je venais de la lire chez Théophile Gautier. Je rouvrais « La morte amoureuse » pour étayer mon propos. Le Promeneur était convaincu, et passa illico à un autre sujet.

Je parlais au promeneur et ses interruptions - car il ne pouvait s'empêcher, comme moi, d'ailleurs, de dire tout ce qui lui passait par la tête – nous permettaient de digresser à l'infini, du sublime au beau, du beau au laid, du laid au lait de soja. La con-versation était enfin devenue conversation. Et pas des moindres. Mais je dus revenir, après un temps, à de basses considérations. Après avoir tant parlé, j'avais une envie pressante. Le Promeneur, ressentant sans doute une envie pressante de promenade, partit comme il était venu, d'un coup, et il bondit très vite vers un autre lieu, à la manière dont il bondissait d'une idée à une autre.

... Signé l'Inadmissible.

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Commentaires
L
J'ai vu ton blog, il est très poétique et me plaît beaucoup aussi,<br /> <br /> à bientôt,<br /> <br /> L'Inadmissible
D
J'aime beaucoup la fantaisie de ton univers... et "La morte amoureuse" de Théophile Gautier, découverte dans une anthologie sur les vampires... Le lièvre de Mars et le Chapelier fou sont en bonne compagnie ici... ton "chez toi" plein d'éclectisme et de curiosité... Bises & Amitié... et je reviendrai te lire plus longuement...
L'Inadmissible
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