MEETING TONI
Il est des choses qu’on préfère ne pas partager, de peur qu’elles se perdent en vaines discussions. Mais il faut écrire sur cette rencontre éclair qui me consola d’un coup d’avoir choisi Strasbourg cette année. Tout va bien pour l’instant, je sens qu’au contraire le souvenir me sait gré de prendre la plume, et il frémit, impatient de s’offrir à vos yeux.
C’était l’avant-veille de mes 27 ans, l’avant-veille aussi de la visite d’un monsieur important sensé décider de mon avenir de professeur. Le jour où mon outil, mon allié, mon clavier compagnon, au quotidien comme dans l’écriture, s’est mis en grève comme pour me compliquer un peu plus la tâche.
C’est dans un effort pour le sauver en l’emportant vite chez un réparateur, que je manquais à regret la conférence d’un écrivain qui m’avait bouleversée quelques années auparavant, en me contant l’histoire d’une petite fille, noire, pauvre, et laide, disait-on, qui rêvait d’avoir les yeux bleus. Devenir un peu jolie pour être aimée un peu, voilà la triste histoire de Pecola, où se sont reconnues maintes jeunes filles sans doute, dont la peau brune a généré des haines infâmes, ou qui pleuraient de n’avoir pas le minois de certaines frivoles à a mode.
J’arrivai à la conférence, comme lors d’un mauvais rêve, au moment des applaudissements. Les spécialistes se congratulaient et souriaient de leurs dents impeccables, les gens se levaient, se pressaient pour sortir, à présent qu’il n’y avait plus rien à entendre, comme de mauvais spectateurs au cinéma à la toute première note du générique de fin.
Mais pour moi, tout commença à l’instant de cette fin. Je me dirigeai vers une file d’admirateurs qui attendaient patiemment que la main signe leur livre neuf. Je m’approchai de cette main qui, dans une encre noire, a su rendre toute la douleur contenue d’un peuple apparemment toujours esclave, a donné une voix aux fragiles, aux invisibles, car ce n’est qu’en cas de naufrage où l’on pense aux femmes et aux enfants d’abord. Une main longue et ridée, d’une douceur caramel. Je n’avais pas osé, jusque-là, regarder son visage. Eh bien, c’était une carte en relief, pleine de sillons, de rivières qui avaient vu couler son encre, d’oiseaux d’Amérique qui jalousaient sa plume. Sa chevelure grise et longue et blanche, c’étaient les neiges éternelles qui ne l’ont pas vu naître mais qui témoignent de son éternité, son visage parchemin, mille tresses épaisses et nouées entre elles qui lui faisaient comme une traîne d’épousée. Et cette sagesse que l’on suppose chez nos aînés l’apprêtait d’une lueur blanche, la lumière printanière se posait à côté comme un ruban blond. Toutes les vies, tout le passé du monde modelaient ce visage qui semblait avoir traversé les siècles. Elle lisait avec attention la lettre d’un admirateur la remerciant de son génie. Peut-être a-t-elle sauvé la vie de cette personne, comme Baudelaire me sauva à l’âge détestable.
Les livres neufs se suivaient et se ressemblaient, langue originale ou traduction française. Puis la femme avant moi présenta un vieux livre. La tranche était souffrante, les pages s’enfuyaient presque, de peur d’être à nouveau tournées par cette lectrice sans complaisance. L’écrivain eut un sourire. L’admiratrice s’excusa en souriant aussi, dans un anglais improvisé, d’avoir lu ce livre tant de fois qu’il n’était plus un livre, seulement des pages rassemblées là comme par hasard.
Puis vint mon tour.
Qu’elle était loin l’exubérante qui emplissait les amphis de la Sorbonne de ses questions ! je redevenais moi, de fausse extravertie je redevenais grande timide. Evidemment que la bouche prie pour dire une chose formidable lors d’une telle rencontre. Evidemment que le cœur espère. Qu’espère-t-il ? On ne sait pas, mais ça ne l’empêche pas d’espérer.
Tandis qu’elle signait le livre que j’avais déjà envie de serrer sur mon cœur, j’eus le courage de la fausse-extravertie-vraie-timide-désespérée de dire d’une voix courtoise, l’accent britannique venant orner ma politesse :
- So glad to meet you, Mrs Morrison.
Elle me regarda. Pas comme les gens ordinaires vous regardent. C’est drôle comme avec tous les gens que l’on croise, on est si peu regardé. Mon Dieu, le visage, il n’était rien sans ces yeux dorés, ce regard miel, transparent et magique. Il avait la tiédeur d’une femme qui a tout vu et qui considère, indulgente, la jeune fille redevenue enfant, tant elle a la sensation d’être regardée pour la première fois.
- Well, thank you.
Oui, parce que Toni Morrison ne fait pas que regarder. Elle parle aussi.
Elle eut à nouveau ce sourire bienveillant du grand écrivain devant l’énième timide qui a rassemblé tout son courage pour quelques mots. D’autres mots me vinrent, ceux, devenus cliché, de Shakespeare,
She speaks! O, speak again, bright angel!
Bien des universitaires ont parlé de la voix dans ses romans, mais que dire de sa voix à elle, ce grain de jeune vieille femme, l’expérience, la finesse, l’amour et l’indulgence ! tomber dans l’emphase ne vaut jamais grand-chose et se fait souvent l’agent des mauvais textes. Mais ses yeux d’ambre ! me pardonnerez-vous ce lieu commun si je vous jure qu’ils ont la même couleur ?
Un autre poncif dit que certaines rencontres changent une vie. Cette rencontre-là aura décidé en partie de la mienne. Parce qu’elle est la première à m’avoir regardée, je travaille cette année sur son œuvre brodée d’invisible.
… Signé l’Inadmissible.